Anatomie d’une chute, une palme d’or magistrale
La réalisatrice française Justine Triet, qui a reçu la récompense suprême du festival de Cannes en mai, dissèque la vie à deux et livre un film de procès. Avec Sandra Hüller, remarquable en veuve sur le banc des accusés.
«Qu’est-ce que vous voulez savoir ? » La première réplique d‘Anatomie d’une chute est prononcée par Sandra Voyter, écrivain allemande reconnue, interviewée par une étudiante chez elle, un chalet isolé à la montagne, légèrement grisée par les verres de vin. Son fils de 11 ans, malvoyant, s’occupe du chien. À l’étage, Samuel, son mari français, travaille. Ou il fait semblant, poussant le volume de la musique à fond. Il s’agit d’une version instrumentale du titre P.I.M.P. du rappeur 50 Cent. C’est sans doute une coïncidence mais « pimp » signifie maquereau, au sens de proxénète, en argot américain.
Deux heures et demie plus tard, le spectateur en saura beaucoup sur Sandra. Sa vie privée, son travail, ses infidélités, tout son linge, sale ou propre, sera déballé sur la place publique au cours de son procès. Elle est accusée d’avoir tué son mari, retrouvé le crâne fracassé au pied de leur chalet. Suicide ou homicide ? Le médecin légiste n’exclut pas l’intervention d’un tiers.
Mais deux heures et demie plus tard, la vérité se dérobe. Toute la vérité, rien que la vérité, échappe. L’ombre d’un doute subsiste. On le doit à l’interprétation de Sandra Hüller, implacable, opaque, rétive à toute concession. Le contraire d’une Barbie, en quelque sorte. On le doit surtout à l’écriture et à la mise en scène de Justine Triet, qui cosigne avec son compagnon, le réalisateur Arthur Harari, un scénario riche en références sans jamais se laisser écraser par elles. On reconnaîtra ainsi aisément aussi bien l’influence de Soupçons, la série documentaire de Jean-Xavier de Lestrade qu’Autopsie d’un meurtre, d’Otto Preminger.
Sauf que l’accusée est ici une femme puissante dont on apprend que le mari était professeur et dépressif. Il faisait la classe à leur fils à la maison tout en essayant, lui aussi, d’écrire malgré son incapacité à créer. Cette inversion des rôles, pour ne pas dire déconstruction, n’est pas innocente. Elle peut sembler théorique, elle est au contraire formidablement incarnée – là où Saint Omer , d’Alice Diop, autre film sur une femme mise en accusation, se complaît dans une distanciation froide et austère. De l’interview journalistique à l’interrogatoire judiciaire, la parole n’est jamais neutre dans Anatomie d’une chute. Elle instaure un rapport de force. Si Triet aime tant filmer les tribunaux – voir Victoria avec Virginie Efira en robe d’avocate –, c’est par goût de la joute oratoire, forme qui assume pleinement le sens du combat.
Dissection au scalpel
La cinéaste ne fait pas l’économie d’un vrai film de procès. Avec des experts en criminologie et des psychiatres qui se contredisent, des passes d’armes entre un avocat de la défense en apparence fragile (Swann Arlaud) et un avocat général (Antoine Reinartz) sans pitié, Anatomie d’une chute est le meilleur film de procès français depuis L’Hermine, de Christian Vincent, avec Fabrice Luchini en président de cour d’assises troublé par un amour secret au sein du jury.
Un seul flash-back vient casser le huis clos de la salle d’audience. Un enregistrement sonore diffusé comme pièce à conviction s’incarne à l’image. Une dispute violente entre Sandra et Samuel. Ils ne parlent pas le même langage. L’anglais, langue tierce et terrain de négociation, n’apaise pas les esprits. Ils se crachent au visage leur incompréhension et leur ressentiment. Le sexe, le succès, la charge mentale, l’« économie » du couple, tout y passe. La jalousie de Samuel pour Sandra, qui l’éclipse ou l’écrase, crève les yeux. La scène, démente de vérité cruelle, fait passer Bergman pour un cœur tendre.
« Je ne crois pas à la réciprocité dans le couple, dit Sandra à la barre. C’est naïf et déprimant. » Triet montre que, dans le couple comme ailleurs, l’égalité ne se donne pas, elle se prend. D’ailleurs, l’égalité n’existe pas. La vie à deux est une démocratie sans cesse mise à mal par des coups d’État. Anatomie d’une chute est la dissection au scalpel de conjoints avec enfant. Daniel, malvoyant depuis un accident, découvre l’histoire de ses parents lors du procès. Il est joué par Milo Machado Graner, impressionnant malgré sa coupe au bol. La vraie plaidoirie, c’est à lui qu’on la doit. Cela ne signifie pas que la vérité sort de la bouche d’un enfant.
Source :lefigaro-Culture