Craignant l’homme les animaux vivent plus la nuit

16 juin 2018

 

L’expansion humaine bouleverse les modes de vie traditionnels des mammifères sur les cinq continents
Confrontés à l’homme, les animaux ne se contentent pas de fuir ou d’adopter un mode de vie nocturne. Dans le même numéro de Science, Ana Benitez-Lopez, de l’université Radboud (Pays-Bas) détaille les stratégies adoptées par les mammifères. Certaines sont visibles, tels l’accroissement des périodes de vigilance et la réduction du temps de recherche de nourriture. D’autres peuvent passer inaperçues,  » comme si l’animal s’adaptait sans difficulté à notre présence, souligne la chercheuse, mais, au niveau physiologique, des changements apparaissent « . Ainsi, le rythme cardiaque ou la production de glucocorticoïde, un indicateur de stress, peuvent se trouver dopés. Ces réponses sont soupçonnées de réduire les fonctions immunitaires et reproductives.

L’humain a pris possession de la planète. Principale espèce envahissante de notre globe, il a déjà modifié les trois quarts de la surface terrestre, estiment les chercheurs. Devant cette progression, la plupart des animaux ont choisi la fuite : plus loin des villes ou des axes routiers, plus haut dans les montagnes, au plus profond des forêts. Mais ce déplacement spatial n’est ni toujours possible ni nécessairement suffisant. Pour vivre heureux, de nombreux mammifères ont donc trouvé une autre parade, ce que l’écologue Ana Benitez-Lopez, de l’université Radboud de Nimègue (Pays-Bas), nomme  » l’ajustement temporel « . En termes plus simples, ils ont adopté un mode de vie nocturne.

Dans un article publié vendredi 15  juin, dans la revue Science, une équipe de l’université Berkeley, en Californie, livre les résultats d’une  » méta-analyse  » des études conduites sur les mammifères soumis à la présence humaine. Ils ont ainsi extrait de 76 travaux de recherche, conduits sur les cinq continents depuis près de vingt-cinq ans, les données concernant l’équilibre entre jour et nuit de 62 espèces, selon qu’elles se trouvaient exposées ou non à la présence humaine.

 » Nous nous attendions à observer une certaine augmentation du caractère nocturne de la faune à proximité des humains, mais nous avons été surpris de la constance des résultats, souligne l’écologue Kaitlyn Gaynor, première signataire de l’article. La réponse des animaux est forte, quelle que soit la nature du dérangement que nous provoquons, et pas seulement lorsque nous mettons leur vie en danger. Cela suggère que notre seule présence suffit à perturber leurs modes de vie traditionnels. « 

Coyotes noctambulesAinsi, 83  % des études ont fait apparaître une augmentation du temps de vie nocturne en présence des humains. Et cela dans des proportions notables : en moyenne, les mammifères ont vu leur  » nocturnalité  » croître d’un facteur 1,36. Autrement exprimé, un animal qui partage, en temps normal, son activité à parts égales entre jour et nuit porte la part nocturne à 68  % lorsque l’homme vient roder dans les parages. Les scientifiques ont concentré leurs travaux sur les espèces moyennes ou grandes – de poids supérieur à 1  kg, donc –, mais ils font l’hypothèse que l’ensemble de la classe est concerné. De même, la carte des espèces étudiées laisse apparaître des points bleus sur tous les continents.

Les chercheurs de Berkeley n’ont pas eu besoin d’aller bien loin. Dans les montagnes voisines de Californie, les coyotes vivent désormais presque exclusivement la nuit. Bien sûr, on était habitué à entendre les animaux hurler le soir. Mais il n’était pas rare d’observer le canidé en plein jour. C’est terminé.  » La faute au développement des loisirs de nature « , explique Kaitlyn Gaynor. Même constat chez les ours bruns d’Alaska : cette fois, ce sont les touristes en quête de vie sauvage qui ont bouleversé le mode vie du grand mammifère. De 33  %, il est passé à 76  % de vie nocturne.

A l’autre bout du monde, à Sumatra (Indonésie), les chercheurs qui étudient la forêt tropicale de Ketambe ont voulu observer leur propre impact sur la faune. Ils ont donc installé des caméras infrarouges près de leurs campements et sur une zone de contrôle, située à grande distance, et comparé le comportement de l’ours malais. Le verdict est tombé, sans appel : en leur absence, l’adorable petit ursidé se limite à 19  % d’activité nocturne. En leur présence, le chiffre bondit à 90  %.

Le même gouffre a été observé chez les léopards du Gabon : nocturnes à 46  % dans les zones non soumises à la chasse, à 93  % là où l’homme les traque. Ou encore chez le lion de Tanzanie, peu amateur d’activité nocturne en temps normal (17  %), véritable oiseau de nuit dans les zones d’activité pastorale humaine (90  %). En Pologne, les chercheurs ont retrouvé ce chiffre de 90  % d’activité nocturne chez les sangliers vivant dans des zones périurbaines. A l’inverse, les individus observés dans des forêts sauvages partageaient équitablement leur vie entre jour et nuit.

Le comportement le plus spectaculaire reste encore celui des éléphants. Des pachydermes ont ainsi été suivis par les chercheurs de l’université de Twente (Pays-Bas), grâce à des colliers GPS, lors d’un périple à travers le Kenya. Au fur et à mesure qu’ils gagnaient des territoires peuplés d’humains, ils ont changé de comportement, se cachant le jour, ne s’alimentant et ne se déplaçant plus qu’après le coucher du soleil. Un basculement d’autant plus frappant que l’éléphant voit très mal la nuit.

 » Même si le phénomène était connu, ce travail est original à plusieurs titres, indique François Moutou, président d’honneur de la Société française pour l’étude et la protection des mammifères. D’abord, il apporte des données quantitatives précises. Ensuite, il couvre une très large gamme d’animaux, pas tant par le nombre d’espèces – 62 ce n’est pas beaucoup, il faudra continuer – que par leur diversité. Enfin il affirme, ce à quoi je ne m’attendais pas, que l’homme n’a pas besoin d’être menaçant pour perturber la nature. Sa seule présence semble suffire. «  Là encore, l’ancien vétérinaire aimerait voir ces résultats  » consolidés «  et leurs conséquences étudiées.

Nouvelle manière de cohabiterLes chercheurs de Berkeley entendent justement œuvrer en ce sens. Car pour l’heure, ils se contentent d’avancer des hypothèses. Avec un premier scénario sombre. Certaines espèces diurnes pourraient éprouver de grandes difficultés à s’alimenter la nuit, éviter les prédateurs ou simplement communiquer entre eux. Leur mortalité pourrait s’en trouver accrue, leur natalité réduite.  » Mais à l’inverse, pour peu qu’ils parviennent à subvenir à ces besoins fondamentaux, certains animaux sauvages pourraient ainsi éviter un contact direct avec les humains, dangereux pour eux et parfois pour nous « , souligne Kaitlyn Gaynor. Et la chercheuse de citer en exemple le Népal où tigres et humains empruntent les mêmes sentiers, mais pas à la même heure.

Une nouvelle manière de cohabiter qui, pour l’écologue américaine, trouve sa source dans le passé lointain.  » L’ancêtre commun de tous les mammifères vivait au temps des dinosaures, et pour éviter ces prédateurs omniprésents, terrifiants et diurnes, il s’activait exclusivement la nuit. Ce n’est qu’après l’extinction des dinosaures que les mammifères ont exploré la lumière du jour. Désormais, les prédateurs omniprésents, terrifiants et diurnes, ce sont nous, les humains. Et nous sommes en train de renvoyer le reste des mammifères de la planète dans l’obscurité.  » Le triste clin d’œil de la Préhistoire.

Nathaniel Herzberg

© Le Monde daté du 16 juin