Des crédits européens pourraient servir à protéger les eaux souterraines
Photo Edouard-Alfred Martel
Il y a 121 ans, l’Académie des sciences décernait à Edouard-Alfred Martel, le titre « Bienfaiteur de l’Humanité », pour être à l’origine, suite à des observations menées dans le Lot, des mesures prises en faveur de la protection des nappes d’eau souterraines, nos réservoirs d’eau potable. Aujourd’hui, depuis plusieurs années des voix s’élèvent pour dénoncer les épandages de digestat liquides sur des milliers d’hectares de terres agricoles du Lot, faisant peser de gros risques, aux yeux de la communauté scientifique, sur les nappes phréatiques.
Il doit se retourner dans sa tombe…
En 2016, l’administration, les élu.e.s de la Région Occitanie, du département du Lot et de certaines communes du causse, en autorisant le méthaniseur de Bioquercy à Gramat alimenté en partie par les déchets d’abattoirs de plusieurs départements et les épandages de digestats non stérilisés, ont sûrement oublié l’histoire de la spéléologie. Pourtant, le département du Lot occupe une place importante dans cette science, grâce à des sites naturels fameux, tels Padirac, bien sûr, mais aussi les réseaux hydrographiques de l’Ouysse et du Francès. Ces deux ruisseaux qui naissent près du futur méthaniseur d’Espeyroux dans le Ségala, parcourent en souterrain le causse de Gramat sur une trentaine de km pour réapparaître aux gouffres de Cabouy et de Saint-Sauveur près de Rocamadour avant de rejoindre la Dordogne.
Edouard-Alfred Martel (1859-1938) doit douloureusement se retourner dans sa tombe en se remémorant son intoxication, 125 ans plus tôt, due aux eaux polluées par des cadavres d’animaux. Tous les Lotois célèbrent ses recherches, que les spéléologues tiennent toujours pour des classiques de la discipline.
Petit retour en arrière pour bien comprendre
– 14 juillet 1891 : Edouard-Alfred Martel explore le gouffre de la Berrie dans la vallée du Vert à 2 km au sud-ouest de Catus et à 15 km au nord-ouest de Cahors. L’aven débouche sur une rivière souterraine qui surgit à l’air-libre 250 m plus au sud au bord de la route Catus – Saint-Médard, au pied d’une falaise de 80 m. Martel remarque une carcasse de veau en décomposition au fond du puits. Puis, il oublie. Après les efforts de l’exploration, il boit à la source et tombe gravement malade. Son « intoxication typhoïdique » durera deux mois.
– 1894, Edouard-Alfred Martel écrit : « On le voit, ce n’est pas impunément que les abîmes des causses sont employés aux usages de la voirie. Il serait bon, d’interdire administrativement semblable abus. Soit connaître et protéger au moins ceux d’entre eux qui peuvent communiquer avec les sources. Quoi de plus dangereux et de plus trompeur, en effet, que ces eaux claires, en apparence filtrées par la roche, et charriant au contraire à plein flots les microbes germés sur les charognes au fond des avens ? C’est ainsi que l’alimentation et l’hygiène publiques sont fort intéressées aux études souterraines »
– 1902 : l’article 10 de la loi du 15 février, relative à la santé publique stipule, en effet, que le périmètre de protection d’une source est d’utilité publique : « Il est interdit d’épandre sur les terrains compris dans ce périmètre des engrais humains, d’y forer des puits sans l’autorisation du préfet ». L’art. 28 indique aussi que «… quiconque, par négligence ou incurie, laissera introduire des matières excrémentielles, ou toute autre matière susceptible de nuire à la salubrité, dans l’eau des sources, des fontaines, des puits, citernes, conduites, aqueducs, réservoirs d’eau servant à l’alimentation publique, sera puni des peines portées aux articles 479 et 480 du Code pénal ».
– 1943 : Norbert Casteret, père de la spéléologie moderne et admirateur du pionnier Edouard-Alfred Martel, montre clairement que son héros est à l’origine de l’arrêt de la pratique du « tout à l’abîme » consistant à « l’abandon et [au] jet de cadavres et tous résidus dans les gouffres et excavations de toute nature », ainsi qu’à la notion de périmètre de protection des sources. L’Académie des sciences décernera à cette occasion à Edouard-Alfred Martel le titre de « Bienfaiteur de l’Humanité », malgré son statut d’amateur « titre difficile à porter en France, où l’on ne favorise guère les autodidactes ».
Et aujourd’hui malgré les alertes…
En 1998 Jean-Noël Salomon et André Tarrisse rappelaient la fragilité des eaux avec l’industrialisation de l’agriculture, en voici quelques extraits :
– « La protection active des eaux souterraines du Quercy. Comme des autres régions karstiques françaises, passent par une réduction massive des pollutions de surface liées aux activités humaines, non seulement sur le plan domestique, ce qui est souvent fait en zone urbaine, mais aussi sur le plan agricole où tout reste à entreprendre… »
Face au problème de la pollution, plusieurs types de logiques peuvent prévaloir :
– une logique d’interdiction, avec un retour vers un élevage extensif à faible densité de bêtes. Elle serait certainement la plus efficace…
– une logique de prévention et de protection, évoquée ci-dessus, utilisant la connaissance des propriétés du karst, tant en surface qu’en sous-sol et celle des techniques modernes d’épandage, éliminant l’infiltration d’effluents polluants. Étant donné les multiples systèmes de primes et d’aides diverses qui ont été mis en place au nom de l’Europe et dont on sait que beaucoup ne sont pas justifiés ou aboutissent à des gaspillages, il ne paraîtrait pas du tout inconvenant qu’une partie des crédits dont dispose l’Agriculture soit consacrée à cette logique de protection. En fait la prévention passe par « une gestion conjointe de l’occupation des sols et des objectifs de qualité des eaux souterraines » (Guillemin et Roux. 1992). Cependant, les conflits d’usage rendent l’application souvent difficile. À l’heure ou la Région Occitanie s’apprête de plus en plus à jouer la carte du tourisme, notamment avec la création du Parc naturel Régional du Quercy, n’y a-t-il pas contradiction à autoriser des installations non conformes au respect de l’environnement ?…, De nos jours, on ne peut plus considérer l’eau comme un bien abondant et gratuit. « Il est temps d’apprendre à l’économiser et à ne pas la renchérir en la soumettant à des traitements de dépollution de plus en plus onéreux » .
146 000 tonnes bientôt déversées sur les terres agricoles du Lot ?
Ces témoignages, textes de loi, études qui ont jalonné ces trois derniers siècles appellent plusieurs commentaires.
La triste expérience d’Edouard-Alfred Martel est un exemple de démocratie directe, qui a débouché sur une loi vue la sensibilité politique d’une époque où l’idéologie économique n’avait pas encore complètement gangrené tous les aspects de la vie quotidienne. Notons au passage qu’Edouard-Alfred Martel était un savant, pas un scientifique de profession comme on l’entend aujourd’hui, prêt à être dévoré par les intérêts industriels. D’où sa logique de méfiance et son obstination républicaines,
De plus, les hydrogéologues, il y a plus de 20 ans, nous mettaient en garde contre les dérives des pratiques agricoles de l’époque au regard de la préservation de notre eau potable. « Si l’on veut préserver nos réservoirs souterrains en eau potable, il nous faut éviter toutes activités polluantes en surface ! » déclarait André Tarrisse
Enfin, la ressource en eau est, plus que jamais, fragile et sa pollution insidieuse. Il y a de quoi interpeller le préfet lorsqu’on sait que plus de 146 000 t de digestat vont sortir prochainement des méthaniseurs de Gramat et du Ségala.
N’aurions-nous pas, 130 ans après, oublié les leçons de la douloureuse expérience d’Edouard-Alfred Martel en encourageant l’épandage massif de digestat au-dessus des eaux souterraines du Quercy ? Les autorités administratives et politiques peuvent bien modifier les normes, les décrets, déroger aux seuils de pollution au détriment de l’environnement, de notre santé, de notre histoire, c’est compter sans la vigilance citoyenne qui s’impose plus que jamais pour préserver l’intérêt général.
Signé : Le Collectif Citoyen Lotois – Membre du CNVMch – https ://www.cnvmch.fr/
Repères bibliographiques
– Edouard-Alfred Martel, Les abîmes : les eaux souterraines, les cavernes, les sources, la spéléologie : explorations souterraines effectuées de 1888 à 1893 en France, Belgique, Autriche et Grèce, Paris, Delagrave, 1894, p. 339-340.
– N. Casteret, Edouard-Alfred Martel, explorateur du monde souterrain, Paris, Gallimard, 1943, p. 133-135.
– N. Casteret, Edouard-Alfred Martel, explorateur du monde souterrain,… p. 13
– M. Bouchaud et V. Larminat, Les risques de pollution par les élevages, Agriculture et environnement, Bull. Agence Adour-Garonne. Guillemin et J.-C. Roux, Pollution des eaux souterraines en France, BRGM, 1992, n° 23, 262 p ; Inventaire des sources potentielles de l’eau en zone karstique, FFS, Comité régional de spéléologie Midi-Pyrénées, sd ; J. Ricard et M. Bakalowicz, Connaissance, aménagement et protection des en eau du Larzac septentrional, BRGM, 1996, 103 p ; V. Seune, Pollutions souterraines du Causse des Césarines, rapport de Stage, DDAF 46, 1995, 27 p. + annexes ; A. Tarrisse, Pollutions souterraines liées au développement des élevages intensifs dans le Causse du Quercy, France, rapport ronéo, Rencontres Spéléologiques franco-grecques, 1994, Athènes, p 4 + fig. et annexes.
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