Virage
Pendant ce temps là, les habitués du café étaient désœuvrés. Ils venaient chaque jour voir si les patrons étaient de retour, mais le volet était toujours tiré. Ils avaient descendu des chaises et continuaient à se rencontrer assis devant le café.
Noël approchait et ils n’avaient pas le cœur à le fêter. Habituellement c’était Roberte qui préparait un gueuleton et servait le champagne.
Françoise et ses copines avaient pris les choses en main. Elles avaient décidé d’organiser un réveillon partagé. Chacun apporterait quelque chose et ils fêteraient Noël tous ensemble. Comme aucun appartement n’était assez grand, elles avaient ouvert les portes et dressé des tables dans le couloir. Des guirlandes lumineuses avaient été accrochées le long des murs et les tables étaient décorées de tissu rouge et de boules dorées.
À minuit quand Noël sonna les douze coups ils levèrent tous leur verre de champagne à la santé de Robert et Roberte faisant le Voeux qu’ils reviennent vite et en bonne santé.
Ils savaient tous qu’ils n’avaient pas eu d’enfant et qu’ils avaient compensé en voyant grandir les leurs. Ils faisaient partie de leur famille et ils les aimaient. Bien sûr lorsqu’ils consommaient au bar Robert leur faisait payer leur verre, c’était normal. Ils avaient conscience que c’était indispensable sinon le café fermerait, et ça ils ne pouvaient l’imaginer. Ces quatre murs , le zinc, les tables en Formica, faisaient partie de leur vie, c’en était même le seul réconfort, les seuls moments de convivialité.
Leur petite escapade avait déclenché chez Roberte une certaine nostalgie du passé, elle ne se sentait plus la même et son retour en banlieue, la refroidissait un peu.
Les retrouvailles avec ses origines l’avaient littéralement transformée. Elle se sentait plus légère et rajeunie, les soucis de toutes ces années passées au bistrot s’étaient envolées.
Sa mémoire avait été ravivée par une période de son enfance qui la ravissait.
Se balader en forêt avec des odeurs de feuilles, de mousses et de champignons.
Cuisiner, comme autrefois, avec les bonnes recettes de sa mère et grand-mère.
Retrouver sa famille, ses amis, les paysages, la soulevait de terre…
Elle se sentait chez elle, c’était un réveil des sens, une métamorphose…
Elle prenait conscience que tout cela lui manquait énormément.
Au même moment, les corvées quotidiennes du bistrot lui paraissaient insupportables : nettoyer les toilettes, préparer des repas aux centimes près, rester toujours aimable, recevoir les reproches des clients et de son mari avec le sourire…
Comment avait elle supporté tout cela pendant de si nombreuses années ?
La visite chez Toinette avait provoqué un déclic, une idée soudaine s’était imposée à elle: repartir à zéro! revenir à la terre, se lancer dans la culture des légumes, avoir des poules, faire des confitures, vendre ses récoltes sur le marché…
Soudain! tout était claire… il suffisait de vendre le bistrot et d’aller s’installer dans le Lot.
Son esprit gambadait, lorsqu’elle réalisa qu’elle n’était pas seule et que, très certainement, Robert trouverait cette idée, complètement farfelue.
Robert n’était pas sur la même longueur d’onde, il était à dix mille de penser à toutes ces élucubrations, il commençait même à s’ennuyer dans ce coin paumé…
Son bistrot, c’était son bébé et ses clients commençaient sérieusement à lui manquer.
Lui, ce n’était ni l’odeur des feuilles, ni celle des champignons qui lui manquait, mais plutôt celle du javel, du tabac et de la bière.
C’était aussi son gagne pain et il n’envisageait pas autre chose, surtout pas de retravailler la terre, elle ne lui rappelait que de mauvais souvenirs. Il l’avait quittée pour ne plus y revenir.
La terre n’était pas dans son cœur… labourer, semer, récolter, par tous les temps, même le dimanche , obéir au temps et aux saisons , c’était pas son truc.
Vivre avec la famille, se contenter de peu, se chauffer à peine… quelle misère !!!
Son cocon à lui, c’était son commerce avec ses ouvriers qui entraient tous les jours avec le sourire pour jouer aux cartes, siroter un petit rouge, refaire le monde.
C’était ça, sa vraie vie à Robert et Roberte le savait, comment lui faire comprendre que, pour elle, ce n’était pas la même ritournelle, qu’elle avait envie d’autre chose…elle le savait têtu et n’aurait pas gain de cause aisément, il fallait s’y préparer, mettre les bouchées doubles pour lui annoncer la nouvelle. Il restait peu de temps.